L’incident du Temple – Partie I

Dans mon précédent article consacré à Barabbas, j’évoquais brièvement l’épisode de « Jésus chassant les marchands du Temple » qui a été maintes fois représenté dans l’iconographie chrétienne. Voici par exemple une mosaïque de la magnifique cathédrale sicilienne de Monreale :

Cet épisode est très souvent appelé la « Purification du Temple » mais nous verrons qu’il s’agit d’une interprétation qui n’est pas forcément correcte. J’ai donc choisi la formulation la plus neutre possible : l’incident du Temple.

Cet article est très long mais il y a vraiment beaucoup à dire. Je me suis même parfois demandé si je n’étais pas en train d’écrire un livre. 🙂 J’ai d’ailleurs mis presque 5 ans à le rédiger, en m’y consacrant il est vrai de manière très sporadique.

Pour en faciliter la lecture, j’ai décidé de le scinder en deux parties. La première est consacrée aux aspects historiques et géographiques (l’incident a-t-il eu lieu et, si oui, quand et où ?) et les actes de Jésus (avec les habituelles incohérences entre les évangiles). La seconde partie est dédiée aux paroles de Jésus et à leur interprétation et à la réception de l’incident par ses contemporains. Cette division est très critiquable puisqu’elle tente de dissocier arbitrairement d’un côté les « faits » (histoire, géographie et actes) et de l’autre côté les « paroles » et le « ressenti » des contemporains. La réalité est bien plus complexe, certaines indications étant probablement introduites par les évangélistes pour asseoir le projet théologique porté par leur évangile.

1. Contexte géographique et religieux

1.1 Le Temple de Jérusalem

L’épisode se déroule au sein du Temple de Jérusalem. A l’époque de Jésus, le Temple était le lieu central de la religion juive (d’où la majuscule à « Temple »). Il était considéré comme la demeure sur Terre de l’Éternel (la manière dont Dieu est nommé dans la traduction Segond 21 de l’Ancien Testament que j’utilise sur ce blog). Il s’y pratiquait quotidiennement des sacrifices d’animaux sous l’autorité d’une caste de prêtres.

Le Saint des saints, pièce seulement accessible au Grand Prêtre à l’occasion des fêtes juives, abritait l’Even Hachtiya (la « Pierre de Fondation »), pierre sacrée qui marquait le point de contact entre le monde terrestre et le monde divin. C’est sur cette pierre qu’Abraham aurait proposé son fils Isaac en sacrifice à l’Éternel (Genèse 22:2) et qu’aurait été posée la célèbre Arche d’Alliance contenant les Tables de la Loi (les 10 Commandements) confiées par l’Éternel à Moïse.

Il est d’ailleurs probable que la célèbre phrase prononcée par Jésus (selon Matthieu) :

18 Et moi, je te dis que tu es Pierre et que sur ce rocher je construirai mon Église, et les portes du séjour des morts ne l’emporteront pas sur elle.
Matthieu 16:18

soit une référence à cette Even Hachtiya : la pierre « objet » fondation de la religion juive est remplacée par un Pierre « humain » . Tout un symbole –  probablement introduit tardivement – de la différence entre judaïsme et christianisme.

Selon l’Ancien Testament, le Premier Temple fut construit par le roi Salomon (qui aurait vécu au Xème siècle avant J.C.). Ce temple est donc souvent appelé Temple de Salomon. Sa construction et son inauguration sont relatés dans l’Ancien Testament (1Rois 5:15 à 7:38 et 1Rois 8). A ma connaissance, il n’en subsiste aucun vestige archéologique.

Le roi babylonien Nabuchodonosor II le détruisit en 586 avant J.C. et les Juifs furent emmenés en captivité à Babylone. A leur retour d’exil vers 535 avant J.C. sous le règne de Cyrus II, ils rebâtirent au même endroit un Second Temple qui fut largement remanié par Hérode Ier le Grand (Roi de Judée et grand ami des Romains) quelques années avant la naissance de Jésus, d’où le nom de Temple d’Hérode souvent utilisé pour le désigner.

Ce programme de reconstruction massive fut un New Deal avant l’heure et fit de Jérusalem, selon Pline l’Ancien, « la plus célèbre des villes non de la Judée seulement, mais de l’Orient. » (Histoire naturelle XV, 1). Suite à la Première Révolte des Juifs contre Rome, le Temple d’Hérode fut détruit en 70 après J.C. par Titus (qui devint ensuite empereur à la mort de son père Vespasien), puis rasé définitivement en 136 sur ordre de l’empereur Hadrien après une nouvelle révolte des Juifs : la révolte dite de Bar Kokhba. Ce n’est qu’après la destruction du Temple que la religion juive a stoppé les sacrifices d’animaux et « intellectualisé » son culte autour de la Torah et au sein des synagogues. Notons toutefois que des synagogues existaient déjà à l’époque de Jésus, par exemple celle de Capharnaüm où il aurait prêché. Les Juifs s’y réunissaient le jour de Shabbat (7ème jour de la semaine juive,  jour de repos quasi-intégral) pour y lire les textes sacrés et prier.

Selon l’écrivain romain Tacite, le Temple était « d’une richesse immense. » (Histoires 5, VIII). Voici une reconstitution sous forme de maquette du Temple d’Hérode :

Cette reconstitution est basée sur la description assez précise de la construction et de l’architecture du Temple que l’on peut trouver dans les textes anciens (notamment Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XV:391-425 sur lequel nous revenons longuement plus tard dans cet article) et confirmée par les (rares) restes archéologiques :

  • le mur de soutènement ouest qui n’est autre que le Mur des Lamentations, lieu sacré pour les Juifs,
  • l’esplanade des mosquées construite à l’emplacement même du parvis,
  • les restes de l’escalier Sud conduisant à deux portiques d’entrée (aujourd’hui disparus).

Beaucoup de vestiges restent sans doute à découvrir sous l’esplanade des mosquées mais c’est un lieu sacré pour les Musulman et donc quasiment inaccessible aux fouilles.

Cet article en anglais de la Biblical Archeological Review (BAR), quoiqu’un peu ancien (2009) donne une bonne synthèse des vestiges archéologiques : ici. Cette video aussi.

1.2 La fonction du Temple dans la religion juive

Selon les prescriptions de la Torah (Deutéronome 16:1-16), chaque Juif avait l’obligation d’aller en pèlerinage au Temple lors de trois grandes fêtes (les « Shalosh Regalim », les fêtes de pèlerinage) :

La Pâque (Pessa’h, fête des pains sans levain ) se déroulant au printemps, célébrant l’Exode hors d’Égypte et le début de la saison agricole

16 Observe le mois des épis et célèbre la Pâque en l’honneur de l’Éternel, ton Dieu. En effet, c’est au cours du mois des épis que l’Éternel, ton Dieu, t’a fait sortir d’Égypte, pendant la nuit. 2 Tu feras le sacrifice de la Pâque en l’honneur de l’Éternel, ton Dieu, en prenant dans ton petit et ton gros bétail, à l’endroit que l’Éternel choisira pour y faire résider son nom. 3 Pendant la fête, tu ne mangeras pas de pain levé, mais tu mangeras durant 7 jours des pains sans levain, du pain de misère, car c’est avec précipitation que tu es sorti d’Égypte. Ce sera le cas afin que tu te souviennes toute ta vie du jour où tu es sorti d’Égypte. 4 On ne verra pas chez toi de levain, sur tout ton territoire, pendant 7 jours. Aucune partie des victimes que tu sacrifieras le soir du premier jour ne sera gardée pendant la nuit jusqu’au matin. 5 Tu ne pourras pas faire le sacrifice de la Pâque à n’importe lequel des endroits que l’Éternel, ton Dieu, te donne pour y habiter. 6 C’est à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, choisira pour y faire résider son nom que tu feras le sacrifice de la Pâque. Tu le feras le soir, au coucher du soleil, au même moment que ta sortie d’Égypte. 7 Tu feras cuire la victime et tu la mangeras à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, choisira. Le matin, tu pourras repartir et t’en aller vers tes tentes. 8 Pendant 6 jours tu mangeras des pains sans levain, et le septième jour il y aura une assemblée solennelle en l’honneur de l’Éternel, ton Dieu. Tu ne feras aucun travail.

La fête des Semaines (Chavouot) se déroulant 7 semaines plus tard (cinquante jours, d’où la dénomination grecque de « Pentecôte »)

9 Tu compteras 7 semaines. Dès que la faucille sera mise dans les blés, tu commenceras à compter 7 semaines, 10 puis tu célébreras la fête des semaines en l’honneur de l’Éternel, ton Dieu, et tu feras des offrandes volontaires en fonction des bénédictions qu’il t’aura accordées. 11 Tu te réjouiras devant l’Éternel, ton Dieu, à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, choisira pour y faire résider son nom, toi, ton fils et ta fille, ton esclave et ta servante, le Lévite qui habitera dans ta ville, ainsi que l’étranger, l’orphelin et la veuve qui seront au milieu de toi. 12 Tu te souviendras que tu as été esclave en Égypte et tu respecteras ces prescriptions et les mettras en pratique.

La fête des Tentes (Souccot, aussi appelée fête des Tabernacles) se déroulant à l’automne et marquant la fin du cycle agricole annuel

13 Tu célébreras la fête des tentes pendant 7 jours, au moment où tu récolteras le produit de ton aire de battage et de ton pressoir. 14 Tu te réjouiras à cette fête, toi, ton fils et ta fille, ton esclave et ta servante, ainsi que le Lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve qui seront dans ta ville. 15 Tu célébreras la fête pendant 7 jours en l’honneur de l’Éternel, ton Dieu, à l’endroit que l’Éternel choisira. En effet, l’Éternel, ton Dieu, te bénira dans toutes tes récoltes et dans tout le travail de tes mains, et tu te livreras entièrement à la joie. 16 Trois fois par an, tous les hommes parmi vous se présenteront devant l’Éternel, ton Dieu, à l’endroit qu’il choisira: à la fête des pains sans levain, à la fête des semaines et à la fête des tentes. On ne paraîtra pas devant l’Éternel les mains vides. 17 Chacun donnera ce qu’il pourra, en fonction des bénédictions que l’Éternel, ton Dieu, t’aura accordées.

Ces trois fêtes sont aussi décrites dans le livre de l’Exode :

14 Trois fois par an, tu célébreras des fêtes en mon honneur. 15 Tu observeras la fête des pains sans levain. Pendant 7 jours, au moment fixé lors du mois des épis, tu mangeras des pains sans levain, comme je t’en ai donné l’ordre. En effet, c’est au cours de ce mois que tu es sorti d’Égypte. On ne se présentera pas devant moi les mains vides. 16 Tu observeras la fête de la moisson. C’est la fête des premiers fruits de ton travail, de ce que tu auras semé dans les champs. Tu observeras aussi la fête de la récolte, à la fin de l’année, quand tu récolteras dans les champs le fruit de ton travail. 17 Trois fois par an, tous les hommes se présenteront devant le Seigneur, l’Éternel.
Exode 23:14-18

18 Tu observeras la fête des pains sans levain. Pendant 7 jours, au moment fixé du mois des épis, tu mangeras des pains sans levain, comme je t’en ai donné l’ordre. En effet, c’est au cours du mois des épis que tu es sorti d’Égypte. 19 Tout premier-né m’appartient, même tout mâle premier-né dans les troupeaux de gros et de petit bétail. 20 Tu rachèteras le premier-né de l’âne avec un agneau. Si tu ne le rachètes pas, tu lui briseras la nuque. Tu rachèteras tout premier-né de tes fils. On ne se présentera pas les mains vides devant moi. 21 Pendant 6 jours tu travailleras, et tu te reposeras le septième jour; tu te reposeras, même à l’époque du labour et de la moisson. 22 Tu célébreras la fête des semaines au moment des premières moissons de blé, et la fête de la récolte à la fin de l’année. 23 Trois fois par an, tous les hommes se présenteront devant le Seigneur, l’Éternel, le Dieu d’Israël.
Exode 34:18-23

Nota: Pour ceux qui s’étonneraient de l’absence de Yom Kippour (la fête du Grand Pardon) et de Hanoucca (la fête de la Dédicace), il s’agissait déjà de fêtes très importantes, mais sans obligation de pèlerinage.

A l’occasion de ces fêtes (mais d’aussi d’autres évènements de la vie tels qu’une naissance), les Juifs devaient faire effectuer des sacrifices au Temple par les prêtres, sorte de fonctionnaires (un peu sur le modèle des prêtres égyptiens). Le Lévitique codifie longuement les différentes sortes de sacrifices et leurs modalités détaillées (à lire ici , ici et si cela vous intéresse) :

Nombres 28-29 décrit de manière très détaillée les sacrifices « récurrents » :

  • l’holocauste perpétuel,
  • les sacrifices du shabbat (une fois par semaine),
  • les sacrifices mensuels,
  • Les sacrifices à l’occasion des fêtes de la Pâque, des moissons, des trompettes, des tentes,
  • Les sacrifices du jour des expiations.

Pour les offrandes animales, le choix des animaux était vaste :

  • Gros bétail : taureau, bœuf ou veau ;
  • Petit bétail : béliers, boucs, chèvres, chevreaux ou agneaux ;
  • Oiseaux : tourterelles ou jeunes pigeons.

Le choix de l’animal dépendait du type de sacrifice, mais aussi des moyens financiers de celle ou celui qui offrait le sacrifice :

S’il n’a pas de quoi se procurer une brebis ou une chèvre, il offrira à l’Éternel en réparation pour son péché deux tourterelles ou deux jeunes pigeons, l’un comme victime expiatoire, l’autre comme holocauste.
Lévitique 5:7 – Le sacrifice d’expiation

S’il n’a pas de quoi se procurer deux tourterelles ou deux jeunes pigeons, il apportera en offrande pour son péché 2 litres de fleur de farine comme offrande d’expiation. Il ne mettra pas d’huile dessus et il n’y ajoutera pas d’encens, car c’est une offrande d’expiation.
Lévitique 5:11 – Le sacrifice d’expiation (suite)

Si elle n’a pas de quoi se procurer un agneau, elle prendra deux tourterelles ou deux jeunes pigeons, l’un pour l’holocauste, l’autre pour le sacrifice d’expiation. Le prêtre fera l’expiation pour elle et elle sera pure.
Lévitique 12:8 – La purification de la femme après l’accouchement

Elle prendra aussi deux tourterelles ou deux jeunes pigeons, en fonction de ses moyens, l’un pour le sacrifice d’expiation, l’autre pour l’holocauste.
Lévitique 14:22 – La purification de la lèpre

En plus de l’obligation de pèlerinage pour ces 3 fêtes, chaque Juif était astreint à verser chaque année un impôt au Temple pour « racheter sa propre personne » et, plus prosaïquement, financer l’administration du Temple (« la tente de la rencontre » dans le texte ci-dessous) :

11 L’Éternel dit à Moïse: 12 «Lorsque tu compteras les Israélites pour les dénombrer, chacun d’eux paiera à l’Éternel le rachat de sa propre personne, afin qu’ils ne soient frappés d’aucun fléau lors de ce dénombrement. 13 Voici ce que donneront tous ceux qui seront compris dans le dénombrement: une demi-pièce d’après la valeur étalon du sanctuaire, qui est de 10 grammes; une demi-pièce sera prélevée pour l’Éternel. 14 Tout homme compris dans le dénombrement, c’est-à-dire tout homme âgé de 20 ans et plus, paiera le don prélevé pour l’Éternel. 15 Le riche ne paiera pas plus et le pauvre pas moins d’une demi-pièce comme don prélevé pour l’Éternel afin de racheter leur personne. 16 Tu recevras des Israélites l’argent du rachat et tu l’attribueras au travail de la tente de la rencontre. Ce sera pour les Israélites un souvenir devant l’Éternel pour le rachat de leur personne.»
Exode 30:11-16

Le shekel et le demi-shekel de Tyr étaient les seules monnaies autorisées pour le paiement de cet impôt. Ces pièces portaient l’image d’Hercule sur une face et un aigle perché sur l’autre face :

Quoique païenne, cette monnaie était réputée dans tout le bassin méditerranéen pour sa garantie d’être constituée à 90% d’argent pur. A l’époque où les banques centrales n’existaient pas, une telle garantie était rare, les seigneurs locaux ayant tendance à jouer sur le taux de métaux précieux de leur monnaie. Les prêtres étaient des pragmatiques…

Faisons un léger aparté. La Torah a été écrite à l’époque où le peuple juif était localisé entre les royaumes de Juda et d’Israël. Déjà à l’époque, un pèlerinage systématique au Temple 3 fois par an devait être une gageure logistique (par exemple Nazareth – Jérusalem prenait sans doute au moins 3 jours de marche). Admettons que c’eût été le cas.  Mais qu’en était-il au Ier siècle avec une diaspora juive répartie tout autour du bassin méditerranéen ? Rome par exemple comptait 8.000 Juifs sous l’empereur Auguste. Difficile d’envisager l’ensemble de la population juive de l’époque se rendre à Jérusalem trois fois par an, d’autant plus que la navigation était stoppée sur la Méditerranée pendant la mauvaise saison. Ce simple constat de bon sens n’a pas effleuré la plupart des historiens qui répètent à l’envie la fable des « 3 pèlerinages obligatoires par an« .  A cet époque, les Juifs étaient-ils toujours astreints aux sacrifices et comment s’effectuaient les rituels ? Un Juif observant se devait-il d’aller au moins une fois en pèlerinage à Jérusalem durant sa vie (comme bien plus tard le hajj musulman ?). J’avoue ne pas avoir trouvé d’explications à ce sujet.

Que retenir ? Jésus apparaît à maintes reprises dans les évangiles comme un Juif pieux. Nul doute qu’il est allé plusieurs fois au Temple, peut-être même 3 fois par an conformément aux prescriptions strictes de la Torah.

2. Le texte des évangiles

Entrons maintenant dans le vif du sujet en reprenant le texte des évangiles canoniques dans l’ordre chronologique (supposé) de leur écriture : Marc, Matthieu, Luc et enfin Jean. Pour faciliter la lecture de l’article j’ai repris en mode synoptique les 4 évangiles dans ce tableau : Purification du Temple – Vue synoptique.

15 Ils arrivèrent à Jérusalem, et Jésus entra dans le temple. Il se mit à chasser ceux qui vendaient et qui achetaient dans le temple, et il renversa les tables des changeurs de monnaie et les sièges des vendeurs de pigeons. 16 Il ne laissait personne transporter un objet à travers le temple 17 et il les enseignait en disant: «N’est-il pas écrit: Mon temple sera appelé une maison de prière pour toutes les nations ? Mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs. » 18 Les chefs des prêtres et les spécialistes de la loi l’entendirent, et ils cherchaient les moyens de le faire mourir; ils le redoutaient en effet, parce que toute la foule était frappée par son enseignement. 19 Le soir venu, Jésus sortit de la ville.
Marc 11:15–19

12 Jésus entra dans le temple. Il chassa tous ceux qui vendaient et qui achetaient dans le temple, et il renversa les tables des changeurs de monnaie et les sièges des vendeurs de pigeons. 13 Il leur dit: «Il est écrit: Mon temple sera appelé une maison de prière, mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs.» 14 Des aveugles et des boiteux s’approchèrent de lui dans le temple, et il les guérit. 15 Mais les chefs des prêtres et les spécialistes de la loi furent indignés à la vue des choses merveilleuses qu’il avait faites et des enfants qui criaient dans le temple: «Hosanna au Fils de David!» 16 Ils lui dirent: «Entends-tu ce qu’ils disent?» «Oui, leur répondit Jésus. N’avez-vous jamais lu ces paroles: Tu as tiré des louanges de la bouche des enfants et des nourrissons?» 17 Puis il les laissa et sortit de la ville pour aller à Béthanie où il passa la nuit.
Matthieu 21:12–17

45 Jésus entra dans le temple et se mit à en chasser les marchands. 46 Il leur dit: «Il est écrit : Mon temple sera une maison de prière, mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs. » 47 Il enseignait tous les jours dans le temple. Les chefs des prêtres, les spécialistes de la loi et les chefs du peuple cherchaient à le faire mourir; 48 mais ils ne savaient pas comment s’y prendre, car tout le peuple l’écoutait, suspendu à ses lèvres.
Luc 19:45–48

13 La Pâque juive était proche et Jésus monta à Jérusalem. 14 Il trouva les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons ainsi que les changeurs de monnaie installés dans le temple. 15 Alors il fit un fouet avec des cordes et les chassa tous du temple, ainsi que les brebis et les bœufs. Il dispersa la monnaie des changeurs et renversa leurs tables. 16 Et il dit aux vendeurs de pigeons: «Enlevez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce.» 17 Ses disciples se souvinrent qu’il est écrit: Le zèle de ta maison me dévore. 18 Les Juifs prirent la parole et lui dirent: «Quel signe nous montres-tu, pour agir de cette manière?» 19 Jésus leur répondit: «Détruisez ce temple et en 3 jours je le relèverai.» 20 Les Juifs dirent: «Il a fallu 46 ans pour construire ce temple et toi, en 3 jours tu le relèverais!» 21 Cependant, lui parlait du temple de son corps. 22 C’est pourquoi, lorsqu’il fut ressuscité, ses disciples se souvinrent qu’il avait dit cela et ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite.
Jean 2:13–22

Je n’ai retrouvé qu’une seule mention de l’incident dans la littérature apocryphe :

Ce grand prêtre répondit : « Nous savons, nous aussi, que c’est le fils de Dieu. Mais que feras-tu pour l’avarice qui nous a aveuglé les yeux? Et cela alors avec nos pères, (qui), allant arriver à la mort, nous ont dit : « Voici qu’on nous a faits prêtres pour servir à la tête du peuple et recevoir les prémices et les dîmes de leurs mains. Mais gardez-vous d’aimer l’argent, de peur que Dieu ne s’irrite contre vous. Ce qui vous sera de trop, donnez-le aux pauvres et à ceux qui ont besoin. » Nous, nous n’avons pas obéi aux prescriptions de nos pères, mais nous avons été des marchands achetant et vendant. Jésus vint. Il nous chassa du temple en disant : « Ne laissez pas ceux-ci dans ce lieu; car du temple de mon Père ils ont fait un marché. » Nous donc, nous nous sommes mis en colère à cause de ses paroles, nous avons fait projet ensemble, nous l’avons pris, nous l’avons crucifié sans avoir connaissance que c’est le Fils de Dieu. Maintenant, mon père Pierre, n’entre pas en compte avec moi pour mon manque de foi. Pardonne-moi mon audace; voici que Dieu n’a pas voulu que je fusse aveuglé comme les autres qui n’ont pas été dignes de voir la gloire du corps de la mère de mon Seigneur. »
Évangile des Douze Apôtres – Fragment XVI

3. Quand se déroule l’incident ?

3.1 S’agit-il d’un événement historique ?

Commençons par relever une différence chronologique majeure entre les évangiles. Les évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) ne décrivent qu’un seul passage de Jésus à Jérusalem durant sa vie publique, passage qui se conclut par son arrestation, son procès et sa crucifixion. Si l’on suit la chronologie des synoptiques, l’incident du Temple est donc au climax de l’opposition entre Jésus et les autorités juives. Selon l’évangile des Douze Apôtres qui est plus tardif, cet incident aurait même été la raison principale de l’arrestation de Jésus.

Jean identifie quant à lui au moins trois passages de Jésus à Jérusalem, à chaque fois à l’occasion de la Pâque juive :

  • Jean 2:13-22 : l’épisode de la Purification du Temple que nous étudions ;
  • Jean 5 : l’épisode de la guérison d’un paralytique ;
  • A partir de Jean 7:14 où Jésus semble résider à  temps plein à Jérusalem et y enseigner au Temple jusqu’à sa crucifixion, passage qui correspond à peu près à la narration des évangiles synoptiques.

Pour Jean, l’épisode de la Purification du Temple est donc traité de manière plus anecdotique : il est situé au début de la prédication de Jésus et n’est pas présenté comme un déclencheur direct de son arrestation.

Nota : On ne s’intéresse ici qu’aux passages relatés par les évangiles durant sa vie publique (entre son baptême dans le Jourdain par Jean le Baptiste et sa crucifixion), vie publique qui aurait donc duré entre 1 an (selon les synoptiques) et 3 ans (selon Jean).

Répétons-le encore une fois : les évangiles, même s’ils ont l’apparence d’une biographie relatant les actes et paroles de Jésus, ne sont pas des livres d’histoire mais des livres de théologie. Leurs auteurs réagencent (voire inventent) des passages de la vie de Jésus dans le but de présenter leur propre vision de son message (message qu’ils ont reçu non point directement mais par le biais d’une tradition orale).

La divergence entre d’un côté Marc, Matthieu et Luc et de l’autre côté Jean peut être expliquée de quatre manières :

  • Hypothèse n°1 : un tel incident n’a jamais eu lieu, c’est une invention des évangélistes;
  • Hypothèse n°2 : les synoptiques et Jean ont tous deux raison mais ne parlent pas du même incident;
  • Hypothèse n°3 : Jean a raison, l’incident a eu lieu au début de la vie publique de Jésus;
  • Hypothèse n°4 : les synoptiques ont raison, l’incident a eu lieu juste avant son arrestation, à la fin de sa vie publique.

Hypothèse n°1 : un tel incident n’a jamais eu lieu, c’est une invention des évangélistes

Nous avons vu dans un précédent article que l’entrée de Jésus à Jérusalem (et plus particulièrement l’épisode de l’ânon) s’inspirait fortement du prophète Zacharie. Il se trouve que Zacharie annonce aussi une disparition des Marchands du Temple lorsque l’Éternel reviendra sur Terre :

Toute marmite à Jérusalem et dans Juda sera consacrée à l’Éternel, le maître de l’univers. Tous ceux qui offriront des sacrifices viendront et s’en serviront pour cuire les viandes, et il n’y aura plus de marchands dans la maison de l’Éternel, le maître de l’univers, ce jour-là.
Zacharie 14:21

Il est donc possible que cet incident du Temple soit une pure invention des évangélistes pour montrer que Jésus accomplit les paroles des prophètes et est donc bien l’envoyé de Dieu.

Hypothèse n°2 : les synoptiques et Jean ont tous deux raison mais ne parlent pas du même incident

J’ai trouvé un papier (en anglais) très documenté sur cette hypothèse ici. Sans entrer dans les détails, les arguments de l’auteur – même très fouillés – ne me semblent pas convaincants :

  • La manière très différente dont l’incident est raconté : cet argument ne prouve rien à mon sens. Jean est considéré comme un auteur indépendant et a donc pu réécrire dans ses propres mots un événement issu de la tradition orale. De plus, l’auteur assimile le récit de Marc au récit des autres synoptiques, alors que les synoptiques ont aussi quelques différences entre eux. Devrions-nous en déduire pour autant qu’il y a eu 4 incidents ?
  • L’absence de raison théologique valable qu’aurait eu Jean pour positionner l’épisode au début de la vie publique de Jésus : l’auteur cite tout un ensemble d’autres évènements (résurrection de Lazare, le miracle de Cana…) qui, selon lui, auraient été de meilleurs candidats à un vrai projet théologique. Rien de factuel, uniquement une interprétation personnelle;
  • la cohérence globale qu’aurait l’évangile de Jean dans la montée du conflit entre les autorités juives et Jésus, cohérence qui ne serait pas présente chez les synoptiques. Là encore, je n’adhère pas : que l’évangile de Jean soit cohérent est un critère de qualité rédactionnelle et pas un critère de validité historique.

Le raisonnement souffre à mon sens d’un problème de fond : il ne fournit aucune raison valable pour laquelle, s’il y avait vraiment eu deux incidents, les synoptiques auraient décidé d’ignorer le premier alors que Jean aurait éliminé le second.

Un autre auteur fournit une explication théologique à cet incident en faisait référence à une passage du Lévitique. Le raisonnement de l’auteur est le suivant : Jésus fait souvent référence à l’Éternel comme étant son père. Le Temple étant la demeure de Dieu sur Terre, Jésus se comporterait comme le prêtre chargé de purifier la maison de son père :

  • il vient une première fois pour constater l’impureté de la maison (la visite racontée par Jean),
  • constatant l’impureté, il vide la maison (il chasse les marchands),
  • il revient une seconde fois (la visite racontée par les synoptiques),
  • face à l’impureté encore présente, il fait détruire la maison.

Là encore, l’explication me semble tirée par les cheveux :

  • le Lévitique parle de la lèpre des maisons au sens propre et pas dans un sens figuré (nous sommes dans un passage très pragmatique, très factuel du Lévitique et pas dans un passage « métaphorique »),
  • il se passe 7 jours entre les deux visites du prêtre dans la maison et pas trois ans,
  • encore une fois, l’auteur ne fournit aucune raison valable pour laquelle les synoptiques ignoreraient le premier incident alors que Jean éliminerait le second.

Vous l’aurez compris, je suis loin d’être convaincu par cette hypothèse. Elle est par ailleurs souvent le fait d’historiens proches des milieux intégristes qui veulent à toute force montrer que tout ce qui est écrit dans les évangiles est la Vérité.

Hypothèse n°3 (Jean a raison) ou Hypothèse n°4 (les synoptiques ont raison)

La gravité du geste de Jésus dans le contexte religieux de l’époque pourrait permettre de trancher entre Jean (Hypothèse n°3) et les synoptiques (Hypothèse n°4). En effet, si l’incident avait été considéré comme grave, il semble peu probable que Jésus ait pu revenir plusieurs fois au Temple tel que relaté par Jean. Au contraire, il eût été arrêté quasi-immédiatement. Nous savons par ailleurs que la police du Temple n’hésitait pas à intervenir « manu militari » pour arrêter les fauteurs de trouble comme ils le feront plus tard avec Pierre et Jean :

Pierre et Jean parlaient encore au peuple quand survinrent les prêtres, le commandant des gardes du temple et les sadducéens. 2 Ils étaient excédés parce que les apôtres enseignaient le peuple et annonçaient la résurrection des morts dans la personne de Jésus. 3 Ils les arrêtèrent et, comme c’était déjà le soir, ils les mirent en prison jusqu’au lendemain.
Actes 4:1-3

Dans les évangiles de Marc et Luc, la gravité est manifeste puisque les autorités juives cherchent immédiatement à faire mourir Jésus :

18 Les chefs des prêtres et les spécialistes de la loi l’entendirent, et ils cherchaient les moyens de le faire mourir; ils le redoutaient en effet, parce que toute la foule était frappée par son enseignement.
Marc 11:18

47 Il enseignait tous les jours dans le temple. Les chefs des prêtres, les spécialistes de la loi et les chefs du peuple cherchaient à le faire mourir; 48 mais ils ne savaient pas comment s’y prendre, car tout le peuple l’écoutait, suspendu à ses lèvres.
Luc 19:47-48

A contrario, Matthieu – qui est reconnu comme l’évangéliste le plus proche des milieux judaïques – est paradoxalement proche de Jean dans la dédramatisation de l’incident. Certes Jésus va être arrêté un peu plus tard dans son récit mais sans que cela ne fût mis en lien direct avec l’incident du Temple. Bien au contraire, les autorités interrogent calmement Jésus sur le sens de ses gestes :

23 Jésus se rendit dans le temple et, pendant qu’il enseignait, les chefs des prêtres et les anciens du peuple vinrent lui dire: «Par quelle autorité fais-tu ces choses, et qui t’a donné cette autorité ?
Matthieu 21:14-15

Je suis enclin à croire à l’historicité de l’incident puisqu’il est relaté par deux sources que la majorité des exégètes estime indépendantes : les évangiles synoptiques et Jean. Le fait que cet incident soit positionné à deux endroits totalement différents de leurs récits constitue à mon sens un gage de son historicité : quels que soient leurs buts théologiques respectifs, aucun des évangélistes n’a oblitéré cet épisode, sans doute à cause de l’empreinte profonde qu’il a dû laisser chez les contemporains de Jésus. Remarquons aussi que Luc raconte cet évènement de manière abrupte, sans détails, comme s’il lui était impossible de ne pas en faire état.

Il semble impossible de trancher entre la version des synoptiques et celle de Jean, d’autant plus que les lignes de fractures habituelles ne sont pas respectées. J’aurais été plus « confortable » avec un couple Luc / Jean (les deux évangélistes les moins « judaïsants ») qu’avec un couple Matthieu / Jean. Je privilégie toutefois l’hypothèse que l’incident a eu lieu à la fin de la vie publique de Jésus (Hypothèse n°3) : j’ai tendance à toujours privilégier l’évangile le plus ancien (Marc) dans mes analyses et je considère l’incident comme grave dans le contexte religieux de l’époque. Jean aurait déplacé l’incident au début de l’évangile pour des raisons théologiques, peut-être pour mettre en valeur le lien entre la résurrection de Lazare et la résurrection de Jésus ? Je reviendrai plus loin dans l’article sur ce sujet quand il sera question de la portée du geste de Jésus.

3.3 En quelle année ?

Jean nous fournit une information historique a priori très intéressante :

Les Juifs dirent: « Il a fallu 46 ans pour construire ce temple et toi, en 3 jours tu le relèverais ! »
Jean 2:20

Cette petite phrase anodine va nous emmener sur un long jeu de piste avec, au bout, le Graal (!) : une datation (très) approximative de l’incident. Soyez patient…

Commençons par une première question : pouvons-nous faire confiance à Jean ? A ma connaissance, le nombre 46 ne revêt aucune signification symbolique particulière, n’est jamais cité dans la Bible (seul 460 l’est), ne correspond à aucune combinaison de nombres importants chez les Juifs (4, 7, 10, 12…). Il n’y a donc apparemment aucun intérêt théologique à utiliser ce nombre, ce qui est souvent considéré comme un indice de véracité. Je serais donc tenté, comme la plupart des historiens, de faire confiance à Jean.

Dans ce verset, Jean utilise le terme naos (ναοϲ) qui est imparfaitement traduit dans de nombreuses versions de la Bible par « Temple ». Or il faut faire la différence entre le Saint des Saints (le naos, ναοϲ) et le reste du Temple (le hiéron, ἱερῷ). Dans son évangile, Jean utilise toujours le terme « hiéron » pour désigner le Temple (y compris dans le passage que nous étudions), sauf dans cet échange précis avec les prêtres. Nous pouvons donc considérer que le choix de ce mot n’est pas anodin et que les 46 ans sont en lien direct avec les travaux du Saint des Saints.

Dans son livre les Antiquités Judaïques, l’écrivain juif Flavius Josèphe décrit longuement la construction du Temple :

[388] Ainsi parla Hérode. Ce discours inattendu étonna le peuple. Jugeant chimérique l’espoir exprimé par le roi, les Juifs y restèrent insensibles, se demandant avec inquiétude si Hérode, après s’être hâté de démolir tout l’édifice, aurait les ressources suffisantes pour mener à bonne fin son projet : le danger leur paraissait donc très grand, et l’entreprise d’une grandeur malaisée à réaliser. [389] Le roi, les voyant dans ces dispositions, les rassura en leur promettant de ne pas jeter bas le Temple avant d’avoir réuni tous les matériaux nécessaires à l’achèvement des travaux. [390] L’effet suivit la promesse : il fit préparer mille chariots pour transporter les pierres, choisit dix mille ouvriers des plus expérimentés, acheta pour mille prêtres des vêtements sacerdotaux, enseigna aux uns le métier de maçon, aux autres celui de charpentier ; et tous ces préparatifs ainsi soigneusement achevés, se mit à l’œuvre.

[… s’en suit une longue description des travaux sans intérêt dans le cadre de cet article …]

[419] Un troisième parvis était contenu dans le précédent, où les prêtres seuls pouvaient pénétrer. Il renfermait le Temple et, devant celui-ci, l’autel sur lequel nous offrions nos holocaustes à Dieu. [420] Le roi Hérode n’eut accès à aucune de ces dernières parties de l’édifice, dont il était exclu parce qu’il n’était pas prêtre. Mais il s’occupa activement des travaux des portiques et des parvis extérieurs et les acheva en huit ans. Le sanctuaire fut bâti par les prêtres en un an et six mois. Tout le peuple fut rempli de joie pour ce prompt achèvement de l’œuvre et en rendit grâces d’abord à Dieu, ensuite au zèle du roi ; la reconstruction fut célébrée par des fêtes et des bénédictions.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XV:11 §388-420

La chronologie simplifiée de la construction du Temple est donc la suivante :

  • Hérode prend la décision de reconstruire le Temple et la communique au « peuple » juif (plus probablement aux prêtres) ;
  • s’en suit une période de préparation à la construction dont la durée est inconnue (au minimum quelques mois semblent nécessaires pour « préparer mille chariots pour transporter les pierres, choisi[r] dix mille ouvriers des plus expérimentés, achet[er] pour mille prêtres des vêtements sacerdotaux, enseign[er] aux uns le métier de maçon, aux autres celui de charpentier ») ;
  • les travaux du hiéron durent 8 ans ;
  • les travaux du naos durent quant à eux 18 mois sans qu’il ne soit clair dans le texte si les 8 ans des travaux du hiéron intègrent ou non les travaux du naos qui ont donc été achevés :
    • Hypothèse haute : 18 mois après le début des travaux du hiéron,
    • Hypothèse basse : 8 ans et 18 mois après le début des travaux du hiéron.

Reste à trouver la date de début des travaux. Toujours dans les Antiquités Judaïques, Flavius Josèphe indique :

A ce moment, dans la dix-huitième année de son règne, après avoir fait tout ce qui précède, Hérode aborda une entreprise considérable, la reconstruction du Temple de Dieu. Il voulait agrandir l’enceinte et augmenter la hauteur de l’édifice pour le rendre plus imposant ; il pensait, avec raison, que cette œuvre serait la plus remarquable de toutes celles auxquelles il aurait travaillé et qu’elle suffirait pour lui assurer une éternelle gloire.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XV:21 §380

En croisant les informations de Flavius Josèphe et celles fournies par des auteurs romains, nous savons que Hérode fut proclamé Roi de Judée par le Sénat Romain en -40 avant notre ère:

Le Sénat témoigna son irritation de ces insultes, et Antoine intervint pour faire remarquer qu’il importait aussi au succès de la guerre contre les Parthes qu’Hérode fût roi. La motion fut approuvée et votée à l’unanimité. (…) C’est ainsi que celui-ci fut nommé roi, dans la cent quatre-vingt-quatrième olympiade, sous le consulat de Cnæus Domitius Calvinus, consul pour la seconde fois, et de Caïus Asianus Pollion.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XIV:14

mais il ne devint réellement Roi des Juifs qu’en -37 avant notre ère, après avoir pris Jérusalem et fait tuer son rival (et roi légitime) Antigone :

Mais Hérode craignit qu’Antigone, s’il était gardé par Antoine et emmené par lui à Rome, ne plaidât sa cause devant le Sénat, faisant valoir qu’il était le descendant des rois, tandis qu’Hérode n’était qu’un simple particulier ; que, par suite, le trône, par droit de race, revenait à ses enfants, même s’il avait été lui-même coupable envers les Romains. Redoutant ces réclamations, il décida Antoine, à prix d’argent, à tuer Antigone et fut alors délivré de souci. Ainsi finit la domination de la race d’Asamonée, qui avait duré cent vingt-six ans.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XIV:16

– 40 ou -37, quelle date a choisie Flavius Josèphe comme début du règne d’Hérode ? Les deux sont crédibles mais une autre citation de Flavius Josèphe permet  a priori de trancher. On lit en effet un peu plus loin dans le même livre :

[354] Il y avait déjà dix-sept ans qu’Hérode régnait lorsque César vint en Syrie.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XV:21 §354

Or un autre auteur romain – Dion Cassius qui vécut entre 155 et 235 – indique que cette visite aurait eu lieu en – 20 avant J.C. (Histoire romaine Livre 7:4-6).

Si l’on se fie aux Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe, les pièces du puzzle s’assemblent donc comme suit :

  • Hérode le Grand devint Roi de Judée en – 37 avant J.C. ;
  • Dans la 18ème année de son règne, donc 17 ans plus tard (en -20 / -19), il décida de démarrer les travaux de reconstructions du Temple ;
  • Les travaux préparatoires durèrent quelques mois et ceux du hiéron 8 ans ;
  • Les travaux du naos furent achevés entre 18 mois et 8 ans et 18 mois après le début des travaux du hiéron.

Mais la situation est plus complexe. Dans un autre de ses ouvrages écrit 20 ans auparavant (La Guerre des Juifs), le même Flavius Josèphe indique :

Ce fut donc dans la quinzième année de son règne qu’il fit rebâtir le Temple et renouveler les fortifications de l’espace environnant, porté au double de son étendue primitive. Ce fut une entreprise extrêmement coûteuse et d’une magnificence sans égale, comme l’attestent les grands portiques élevés autour du Temple et la citadelle qui le flanqua au nord : les portiques furent reconstruits de fond en comble, la citadelle restaurée avec une somptuosité digne d’un palais royal ; Hérode lui donna le nom d’Antonia, en l’honneur d’Antoine.
Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs I:XXI.1 §401

Comment régler cette incohérence de 3 ans entre les deux textes ? Aucun historien n’a réussi à l’expliquer à ce jour. La chronologie des Antiquités Judaïques est considérée comme plus fiable par les historiens parce qu’elle peut être croisée par Dion Cassius. L’incohérence est donc « évacuée » en décrétant que Flavius Josèphe s’est trompé dans la Guerre des Juifs. Un peu facile mais je n’ai pas trouvé mieux comme hypothèse de mon côté.

Revenons maintenant à une autre subtilité importante du texte de Jean : le temps grec utilisé pour le verbe construire (οικοδομηθη) – l’aoriste – peut être traduit en « a été construit pendant« ou « fut construit il y a » ou « est en construction depuis » en fonction du contexte. Pas simple d’autant qu’aucune des traductions ne convient réellement :

  • « a été construit pendant » semble la moins bonne option au vu du texte de Flavius Josèphe qui donne un temps de construction de 8 ans ;
  • « fut construit il y a » est la traduction qui convient le mieux au texte de Flavius Josèphe puisque le Temple semble totalement achevé du vivant d’Hérode qui mourut dans la prime jeunesse de Jésus (croyez moi sur parole, l’article est assez complexe comme cela). Mais avec cette traduction le verset de Jean manque de cohérence puisqu’il devient « Les Juifs dirent: « Ce temple fut construit il y a 46 ans et toi, en 3 jours tu le relèverais ! ». On ne comprend plus très bien l’opposition entre les 46 ans et les 3 jours.
  • « est en construction depuis » va là-aussi à l’encontre de la description de Flavius Josèphe et suppose que des travaux sont encore en cours au moment de l’incident des marchands du Temple. Cela semble toutefois la moins mauvaise traduction pour assurer la cohérence de Jean.

Rappelons pour finir qu’il n’y avait aucune norme commune sur la manière de compter les années :

  • les Romains commençaient à privilégier le 1er Janvier comme début de l’année (mais d’autres systèmes coexistaient encore) en utilisant le calendrier julien qui comptait 365 jours ;
  • les Juifs faisaient démarrer leur année  à partir de la Pâque (au printemps) et le calendrier hébraïque était composé d’années solaires et de 12 mois lunaires (en alternance de 29 jours et 30 jours). La différence entre 12 mois lunaires (354,36 jours) et une année solaire (365,24 jours) était rattrapée par l’ajout d’un treizième mois sur décision du Sanhédrin.

Flavius Josèphe étant un Juif passé chez les Romains, difficile de savoir quelle date et quel mode de comptage il privilégiait. Sans entrer dans les détails, de nombreux indices montrent qu’il comptait les années à partir de la Pâque, sur la base d’un calendrier julien (pour faire simple).

Qu’en est-il des 46 ans mentionnés par Jean ? Si un échange a eu lieu entre Jésus et des prêtres, il est probable que ceux-ci ont parlé en années du calendrier hébraïqu. L’auteur de Jean, qui écrivait en grec, a-t-il repris tels quel les 46 ans « hébraïques » ou a-t-il traduit en années juliennes ? Supposons que les 46 années soient des années hébraïques, à combien d’années juliennes cela correspond-il ? J’avoue être incapable de répondre à cette question, malgré toutes mes recherches. Quoiqu’il arrive, cela n’a que peu d’impact (quelques mois au pire) sur les calculs.

Résumons toutes les incertitudes que nous avons relevées :

  • La date de début du règne d’Hérode : -40 (nomination par le Sénat Romain) ou -37 (prise de Jérusalem) ;
  • La date de la décision d’Hérode de reconstruire le Temple : dans la 18ème année de son règne (selon les Antiquités Judaïques) ou dans la 15ème année (selon la Guerre des Juifs) ;
  • La durée des travaux préparatoires : quelques mois ? quelques années ?
  • La date de début des travaux du Saint des Saints : dès le début des travaux du hiéron ? à la fin des travaux du hiéron 8 ans plus tard ? quelque part au milieu ?
  • La valeur à donner à l’aoriste οικοδομηθη : « est en construction depuis » ou « fut construit il y a » ?
  • La manière dont Josèphe et Jean comptent les années : calendrier hébraïque ou calendrier julien ou calendrier mixte ?
  • La fiabilité de Flavius Josèphe : pourquoi lui faire aveuglément confiance quand il écrit les Antiquités Judaïques et écarter d’un revers de main ce qu’il dit dans la Guerre des Juifs ?
  • La fiabilité de Jean : il est le seul à évoquer ce échange et le seul à positionner l’incident au début de la vie publique de Jésus. S’il a « déplacé » l’incident, a-t-il pour autant tenu compte des 3 années de moins dans son calcul des 46 ans ?

Je me suis amusé à reprendre toutes les hypothèses dans un tableau :

La partie verte correspond au consensus partagé par la plupart des historiens : l’incident entre Jésus et les Marchands du Temple aurait eu lieu en l’an 27 de notre ère. Comme Jésus passa deux autres fois à Jérusalem à l’occasion de la Pâque, il aurait donc été crucifié à la Pâque de l’année 30 de notre ère … à quelques mois/années près. D’autres historiens privilégient l’année 33.

En conclusion je reprendrai l’avis de John P. Meier :

Compte tenu de tous les points d’interrogation soulevés par une étude de Jean 2:20, je pense que l’on ne peut pas utiliser ce passage pour fixer avec exactitude la date de la première Pâque du ministère de Jésus. On peut dire au mieux que Jean 2:20 cadre bien avec un ministère de Jésus s’exerçant aux alentours des années 27-30 de notre ère.
(Un certain juif nommé Jésus – Tome I Les sources, les origines, les dates – Page 232 à 235 – Editions CERF)

3.4 A quelle période de l’année ?

Jean indique explicitement la période :

La Pâque juive était proche et Jésus monta à Jérusalem.
Jean 2:13

Les autres évangiles ne fournissent pas d’indications aussi claires mais la suite des événements semble se dérouler sur quelques jours et conduire à la crucifixion de Jésus à l’occasion de la Pâque.

J’ai toutefois noté dans un précédent article que l’entrée à Jérusalem (la scène de l’ânon) pouvait laisser penser à une entrée à Jérusalem à l’automne et non pas au printemps.

En effet Matthieu relate une anecdote qui aurait eu lieu le lendemain de l’incident au Temple :

18 Le lendemain matin, en retournant à la ville, il eut faim. 19 Il vit un figuier sur le bord du chemin et s’en approcha, mais il n’y trouva que des feuilles. Il lui dit: «Que jamais plus tu ne portes de fruit!» Le figuier sécha immédiatement.
Matthieu 21:18-19

Selon Matthieu, nous pourrions croire à un incident plus tard dans l’année, à l’été ou l’automne. Comme les figuiers ne mûrissent pas au printemps mais plutôt à partir de Juillet, Jésus n’aurait eu aucune chance de trouver une figue mûre au moment de la Pâque (donc au printemps) et je doute qu’un homme de son époque fasse une telle erreur.

Marc raconte la même histoire, en la situant

  • tout d’abord le jour de l’incident au Temple, avant d’y entrer, et en indiquant clairement que ce n’était pas la saison des figues :

13 Il aperçut de loin un figuier qui avait des feuilles et alla voir s’il y trouverait quelque chose, mais quand il se fut approché, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison des figues. 14 Alors Jésus prit la parole et lui dit: «Que plus jamais personne ne mange de ton fruit!» Et ses disciples l’entendirent.
Marc 11:13-14

  • mais aussi le lendemain de l’incident, avant d’entrer à nouveau au Temple :

20 Le lendemain matin, en passant, les disciples virent le figuier: il était desséché jusqu’aux racines. 21 Se rappelant ce qui s’était passé, Pierre dit à Jésus: «Maître, regarde, le figuier que tu as maudit est desséché.» 22 Jésus leur dit alors: «Ayez foi en Dieu. 23 Je vous le dis en vérité, si quelqu’un dit à cette montagne: ‘Retire-toi de là et jette-toi dans la mer’, et s’il ne doute pas dans son cœur mais croit que ce qu’il dit arrive, il le verra s’accomplir. 24 C’est pourquoi je vous le dis: tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez reçu et cela vous sera accordé. 25 Et lorsque vous êtes debout pour prier, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez-lui afin que votre Père céleste vous pardonne aussi vos fautes. 26 [Mais si vous ne pardonnez pas, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos fautes.]»
Marc 11:20-26

Faut-il attacher une grande importance à des versets pour dater la période de l’incident ? Probablement pas, l’anecdote fait écho à deux citations de l’Ancien Testament :

7 Malheur à moi, car je suis comme à la récolte des fruits, comme au grappillage après la vendange: il n’y a pas de grappes à manger, pas une de ces figues précoces que je désire.
Michée 7:1

Je veux en finir avec eux, déclare l’Éternel. Il n’y a plus de raisin à la vigne, plus de figue au figuier et les feuilles se flétrissent. Ils sont passés à côté de ce que je leur avais donné.
Jérémie 8:13

La faim éprouvée par Jésus est donc plutôt du domaine spirituel et chercher une figue sur un arbre à la mauvaise période de l’année ne serait donc qu’une des paraboles provocatrices qu’il semblait affectionner : en commençant par une outrance ou une erreur manifeste, il provoque l’attention de son interlocuteur puis l’incite à réfléchir sur le sens profond de ses paroles. Prenons à titre d’exemple les versets suivants :

[…]il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.
Marc 10:25Matthieu 19:24Luc 18-25

Que devons-nous en déduire ? D’une part la preuve manifeste que les évangélistes jouent avec la chronologie en fonction de leur objectif théologique : nous savons que Matthieu s’est directement inspiré de Marc et pourtant il en a modifié la chronologie (le jour après / le jour avant) et la réaction de de Jésus (qui s’étonne de l’absence de figues / qui utilise l’absence « normale » de figues comme une image).

En résumé, il y a donc une certaine unanimité autour de la Pâque, qui est aussi une des 3 fêtes juives importantes comme nous l’avons vu précédemment. Le fait que Jean qui « dédramatise » l’incident en le positionnant au début de la vie publique de Jésus renforce d’autant plus la date probable de la Pâque juive.

3.5 Que retenir de tout ça ?

L’historicité de l’événement est fortement probable et c’est d’ailleurs l’opinion partagée par la majorité des historiens. Il est aussi probable que cet incident se soit déroulé à l’occasion de la Pâque juive, peut-être aux alentours des années 27-30 si l’on suit la chronologie rudimentaire de Jean.

Ma conviction personnelle est que les synoptiques ont globalement raison : l’incident se serait est déroulé à la fin de la vie publique de Jésus, mais il n’y a aucune certitude à ce sujet.

4. A quel endroit précis du Temple ?

Voici le plan reconstitué du Temple :

(Source : EBIOR – Etudes Bibliques sur Ordinateur)

Les dimensions du Temple étaient colossales : 260 mètres au sud, 290 mètres au nord, 430 mètres à l’est et 445 mètres à l’ouest, soit l’équivalent d’environ 15 terrains de football.

Le Temple était organisé sous forme de « sas » concentriques, chaque sas correspondant à un niveau de pureté :

  • Au centre, le « Saint des saints » (« Temple » sur le schéma), la demeure de Dieu sur Terre où seul le Grand Prêtre avait l’autorisation d’accéder une fois par an;
  • la « Cour des Prêtres »  contenant l’autel qui servait aux sacrifices des animaux et n’était accessible qu’aux prêtres;
  • La « Cour d’Israël » réservée aux hommes et aux enfants mâles ayant effectué leur Bar Mitzvah (rite de passage à l’âge adulte, soit à 13 ans);
  • Le « Parvis des femmes » accessible aux femmes et aux jeunes enfants et donc le lieu de rassemblement de la famille;
  • et enfin, tout autour et ceinturé de colonnade, le « Parvis des Gentils« , appelé ainsi parce que même les non-juifs y avaient accès. Le reste du Temple était réservé aux Juifs, une barrière et des écriteaux y interdisant formellement l’accès aux Gentils :

Tel était le premier parvis. Il en renfermait un second, assez peu éloigné, auquel on avait accès par quelques marches et qu’entourait une barrière de pierre ; une inscription en interdisait l’entrée aux étrangers sous peine de mort.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XV:417

Nota : deux fragments de ces écriteaux ont d’ailleurs été retrouvés (les « stèles ou inscription du Soreg« ).

La plupart des historiens situent l’incident du Temple sur le Parvis des Gentils, probablement à l’abri des colonnades. Le soleil peut taper fort en Palestine. Pour des raisons logistiques (espace nécessaire et abri du soleil qui peut taper fort en Palestine) et de pureté religieuse, il n’y a guère d’autre solution sur l’esplanade du Temple. Remarquons d’ailleurs que le mot grec utilisé pour désigner le Temple est toujours « hiéron » (ἱερν) que nous savons déjà qu’il désigne l’esplanade.

L’évangile de Jean rappelle d’ailleurs une présence de Jésus sous les colonnades :

22 On célébrait alors à Jérusalem la fête de la dédicace. C’était l’hiver. 23 Jésus marchait dans le temple, sous le portique de Salomon.
Jean 10:22-23

J’ai cru comprendre au travers de mes recherches que certains historiens (David Flusser ?) localisaient l’incident dans la salle de la Pierre de Taille. Mais je n’ai pas eu accès à la référence. Si un de mes lecteurs peut m’aider à ce sujet, je suis intéressé et je remettrai mon article à jour en conséquence. En l’absence de détails, je suis dubitatif. J’imagine mal un marché aux bestiaux à l’intérieur d’une salle fermée…

En synthèse, l’incident s’est probablement déroulé sur le Parvis de Gentils, à l’abri des colonnades.

Signalons pour la compréhension de la suite de l’article un point important : la forteresse Antonia située en haut à gauche sur le plan ci-dessous. Cette forteresse fut construite par le roi Hérode le Grand en l’honneur de Marc Antoine (le compagnon de César qui finit par se suicider en compagnie de Cléopâtre) et abritait une garnison romaine. Selon Flavius Josèphe la forteresse Antonia était directement relié au parvis du Temple par un souterrain

[292] 5. Il commandait déjà la ville par le palais où il habitait, et le Temple par la forteresse appelé Antonia, qui avait été bâtie par lui. Il s’avisa de faire de Samarie un troisième rempart contre la population tout entière .
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XI:21 §292

[424] Le roi se fit aussi creuser un passage souterrain, conduisant de la tour Antonia à l’enceinte sacrée intérieure, du côté de la porte est, au dessus de cette porte il se fit également construire une tour, dont il voulait avoir ainsi l’accès par des souterrains, pour se mettre à l’abri an cas de soulèvement populaire contre la royauté.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques XI:21 §424

Il était donc très facile aux autorités romaines d’intervenir militairement sur le Parvis du Temple en cas de troubles à l’ordre public sans pour autant provoquer un conflit religieux puisque le parvis était ouvert à tous.

5. Les actes de Jésus

Après avoir positionné l’incident dans le contexte de l’époque, entrons maintenant dans son étude détaillée. Nous allons suivre le plan des évangiles qui distinguent trois phases :

  • les actes de Jésus,
  • les explications de Jésus sur son geste
  • la réception de l’incident par ses contemporains.

Je présente les textes côte à côté pour bien visualiser les légères différences de narration :

Marc et Matthieu sont identiques mot pour mot et indiquent que Jésus chasse « ceux qui vendaient et qui achetaient. » En outre il renverse « les tables des changeurs de monnaie et les sièges des vendeurs de pigeons. » Luc indique laconiquement que Jésus chasse « les marchands. » Jean est un peu plus précis en parlant de « bœufs, de brebis et de pigeons. »

Imaginer les marchands du Temple comme des vendeurs de souvenirs comme on les rencontre de nos jours autour du Vatican, de Notre-Dame ou d’autres sites touristiques serait un contresens. Leur rôle était de vendre les animaux destinés au sacrifice. A une époque où le principal moyen de locomotion était la marche à pied, on imagine mal les pèlerins voyager sur plusieurs jours accompagnés d’animaux. Pour faire une analogie contemporaine, nous pouvons considérer les marchands du Temple comme les vendeurs de cierges ou d’icônes dans les églises : ce qu’ils vendent participe au culte.

Quant aux changeurs de monnaie, leur fonction était d’échanger les différentes monnaies en vigueur dans l’Empire Romain contre la seule monnaie acceptée par le Temple (le shekel de Tyr comme expliqué précédemment). Rappelons que les Juifs étaient installés partout dans l’Empire Romain, certains historiens estimant même qu’ils représentaient 10% de la population de l’époque (j’avoue ne pas connaître le fondement historique de ce chiffre qui me semble très douteux).

Les « Marchands du Temple » et les « changeurs de monnaie » ont donc une fonction légitime, intrinsèquement liée à la liturgie du Temple.

Alors que selon les synoptiques, Jésus chasse vendeurs et acheteurs, Jean ne parle que des marchands. Le détail est loin d’être anodin : en chassant uniquement les marchands, Jésus se serait attaqué aux profiteurs ; en chassant vendeurs et acheteurs, Jésus se serait attaqué au culte lui-même.

Intéressons-nous maintenant à un verset quelque peu mystérieux de Marc :

16 Il ne laissait personne transporter un objet à travers le temple.
Marc 11:16

Certains historiens ont avancé une hypothèse (sans aucune preuve) : le Parvis des Gentils aurait été utilisé comme raccourci pour traverser la ville à partir d’Ouest en Est et éviter un long détour. Jésus s’en serait offusqué et aurait interdit tout « transit » pour préserver la tranquillité du Parvis du Temple. Peut-être…

Le retour au texte grec original pour comprendre le mot « objet » ne nous aide pas beaucoup plus : καὶ οὐκ ἤφιεν ἵνα τις διενέγκῃ σκεῦος διὰ τοῦ ἱεροῦ. Tout comme le mot en français, le mot grec σκεῦος est très général. Il peut recouvrir différents sens. Ce mot est utilisé au moins 23 fois (j’en ai sans doute oublié) rien que dans le Nouveau Testament, avec des sens très différents :

Dans certaines autres sources :

  • la Septante (première traduction en grec de l’Ancien Testament effectuée en Égypte vers 270 avant J.C. à la demande du pharaon Ptolémée II),
  • le traité Kelim de la Mishna (compilation écrite des lois orales juives mise en forme après la destruction du Temple),
  • l’apocalypse syriaque de Baruch (traduction en syriaque d’un livre de prophétie postérieur à la destruction du Temple mais attribué au prophète Baruch)

le terme σκεῦος est parfois utilisé pour désigner les vases rituels utilisés dans le culte mais les mêmes sources reprennent d’autres significations possibles que celles relevées ci-dessus. Quelques exemples parmi d’autres :

J’arrête ici… J’ai insisté sur le mot « parfois » parce que ce passage est symptomatique des raccourcis que prennent certains historiens pour faire passer leurs théories. Je prends pour exemple un théologien que je respecte beaucoup – Christian Grappe – qui n’hésite pas à affirmer de manière péremptoire que « il se trouve que ce terme σκεῦος dans la Septante désigne de manière tout à fait spécifique les instruments qui servaient au sein du Temple et donc des vases sacrés notamment et des ustensiles sacrés » (Corpus Christi – Temple 38:15). Nous venons de voir que c’est manifestement faux. Pourquoi le fait-il ? Parce qu’il souhaite défendre sa thèse – partagée par d’autres des ses collègues et pas forcément fausee – que Jésus a empêché le déroulement du culte, ce qui lui a valu son arrestation. J’aurais un autre exemple un peu plus loin de « raccourci » d’un historien très connu.

Je ne crois pas à cette hypothèse pour plusieurs raisons :

  • Avant d’aller chercher une quelconque cohérence avec d’autres sources (cohérence d’ailleurs hypothétique comme nous venons de le voir), intéressons-nous d’abord à la cohérence interne à l’évangile de Marc. Marc utilise le mot σκεῦος dans un autre passage de son évangile pour désigner des biens matériels, et pas des vases de cérémonie :

Personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens sans avoir d’abord attaché cet homme fort; alors seulement il pillera sa maison
Marc 3:27

  • Toujours selon Marc, le geste de Jésus n’engendre aucune réaction des autorités juives le jour même, ce qui est hautement improbable si Jésus avait réellement dérangé l’ordonnancement du culte. Jésus continue ses activités jusqu’au soir et même les jours suivants;
  • Aucun autre évangéliste ne mentionne ce fait, ni directement, ni indirectement alors qu’ils s’inspirent de Marc (pour Matthieu et Luc).

Au-delà du sens réel du mot, reste que Jésus adopte une attitude autoritaire : il prend contrôle du Temple, comme s’il en était le chef. Cela lui sera d’ailleurs reproché un peu plus loin dans un verset précédemment cité :

27 Ils se rendirent de nouveau à Jérusalem et, pendant que Jésus se promenait dans le temple, les chefs des prêtres, les spécialistes de la loi et les anciens vinrent vers lui 28 et lui dirent: «Par quelle autorité fais-tu ces choses et qui t’a donné l’autorité de les faire?»
Marc 11:27-28

Pour en finir avec l’analyse des actes de Jésus, intéressons-nous à un passage spécifique à Jean :

Alors, s’étant fait un fouet avec des cordes …
Jean 2:15

Comme les détails sont rarement anodins, j’ai essayé de rechercher les références à un fouet dans l’Ancien Testament et j’en ai trouvé deux pouvant être en lien avec notre incident.

La première citation vient de Josué (le successeur de Moïse qui conquit le pays de Canaan pour y installer les tribus d’Israël en provenance d’Egypte) :

12 Si vous vous détournez de l’Éternel et que vous vous attachez aux nations qui restent encore parmi vous, si vous vous unissez à elles par des mariages et que vous vous mélangez les uns aux autres, 13 soyez certains que l’Éternel, votre Dieu, ne continuera pas à chasser ces nations devant vous. Elles seront au contraire un filet et un piège pour vous, un fouet contre vos flancs et des épines dans vos yeux, jusqu’à ce que vous ayez disparu de ce bon terrain que L’Éternel, votre Dieu, vous a donné.
Josué 23:12-13

Comme l’incident se déroule sur le Parvis des Gentils, ne doit-on pas voir une critique de Jésus sur l’ouverture du Temple aux païens ? De manière générale, les évangiles sont incohérents concernant l’avis de Jésus quant aux païens, parfois en faveur d’eux, parfois en rejet. Ce point mériterait un article indépendant…

La seconde citation en provenance d’Isaïe semble plus prometteuse :

L’Éternel, le maître de l’univers, brandira le fouet contre lui tout comme il a frappé Madian au rocher d’Oreb, et il lèvera encore son bâton sur la mer comme il l’a fait en Égypte.
Isaïe 10:26

Dans ce passage, l’Éternel promet de chasser le roi d’Assyrie d’Israël. Dans l’Apocalypse de Jean, Rome est désignée sous le terme de Babylone. Même si Babylone a abattu l’empire assyrien, peut-être faut-il y voir une allusion déguisée à Jésus chassant les Romains ?

Que retenir ? Je rejoins l’avis de Bart Ehrman (et d’autres) selon lequel cet incident a très probablement eu lieu mais est resté très modeste : Jésus a renversé quelques tables, crié, bousculé quelques passant mais cela est passé quasi-inaperçu à l’échelle du parvis des Gentils (rappelons qu’il représentait une quinzaine de terrains de football). Si l’incident avait réellement été important, nul doute que les autorités juives et la garnison romaine stationnée dans la forteresse Antonia seraient intervenu pour y mettre fin. Au lieu de cela, les évangiles s’accordent pour dire que Jésus a continué à vaquer à ses occupations, y compris les jours suivants.

Dans la prochaine partie, nous analyserons plus en détail les paroles de Jésus et l’interprétation que l’on peut en faire.

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